Sans gluten, sans lactose, sans sucres, sans conservateurs…. la chasse aux composés indésirables
est ouverte. Or rien ne garantit qu’un aliment « sans » sera forcément plus sain. Derrière cette quête se
cachent souvent des craintes et des injonctions plus profondes qu’une simple envie de bien manger.

S i les périodes de fêtes incitent à faire bombance et fi – temporairement – d’une alimentation maîtrisée, nombre de consommateurs reprennent vite leur quête d’aliments « sans » au nom du sain. Dans une étude que l’Observatoire société et consommation (Obsoco) a publié en octobre dernier sur les comportements et les éthiques alimentaires des Français, plus des trois quarts ont le sentiment d’être plus attentifs à leur alimentation qu’il y a trois ans. De plus, près de 18 % choisissent des produits « sans ».

De nouvelles exigences vis-à-vis de l’industrie agro-alimentaire

Ce mouvement de fond a, d’ores et déjà, été intégré par l’industrie agro-alimentaire. En témoignent les titres des revues professionnelles : « Les charcuteries s’affranchissent des nitrites », « La chasse aux indé- sirables s’élargit ! »… Cette chasse s’applique à tous les composés indésirables – validés scientifiquement ou pas comme tels : additifs, lactose, gluten, sucres simples, huile de palme, composés d’origine animale, etc. Dans cette course en avant, il y a du bon. Les fabricants sont obligés de revoir leurs recettes et, pour la plupart, en profitent pour les améliorer. C’est l’exemple des nitrates dans le jambon que les marques remplacent de plus en plus souvent par des bouillons de légumes ou de l’huile de palme supprimée au profit de l’huile de coco ou d’avocat. Certaines enseignes, à l’instar de Système U, ont établi une liste noire de substances controversées à éliminer de leurs produits.

Le sans gluten est il bon vraiment pour la santé ?

Ces efforts déployés se comprennent d’autant mieux que, selon Nathalie Damery, présidente de l’Obsoco, « la contestation de la société industrielle se concentre désormais sur nos aliments. L’industrie est devenue le nouveau coupable, qui a valorisé des aliments peu sains pour la santé. Aujourd’hui, on exige d’elle de fournir des produits non toxiques et parés de différentes vertus, voire de devenir bienveillante vis-à-vis du consommateur. » En soi, rien d’alarmant dans cette volonté accrue de se nourrir sainement. Bien manger, en qualité et en quantité, est essentiel au développement de l’organisme et du cerveau. Le vieil adage hippocratique « Que l’alimentation soit ta première médecine » resurgit d’ailleurs avec force. On recherche des aliments bons pour la santé, voire des alicaments. À cela s’ajoute l’impact des scandales alimentaires de ces dernières années, qui confirme l’urgente nécessité d’assainir le contenu de nos assiettes

Jusqu’où aller dans le « sans »… sans se perdre

De là à “vider” la nourriture de tous ses ingrédients, même des plus naturels comme les sucres ou les graisses, ne risque-t-on pas de créer d’autres problèmes sanitaires, comme des carences ? « De toutes les façons, les gens sont perdus !, considère Patrick Denoux, professeur de psychologie interculturelle à l’Université de Bordeaux. Sivous prenez la campagne des cinq fruits et légumes par jour, elle est passée à un moment à sept légumes puis a été limitée à certains légumes…

Au final, rien d’étonnant à ce que le consommateur, qui ne sait plus comment manger, transgresse les recommandations. » Il construit alors son propre chemin parmi la multitude d’informations, de connaissances et d’expériences qu’il rencontre. « Le problème est qu’il ne parvient plus vraiment à articuler les différents systèmes de valeurs de notre alimentation, à savoir la cuisine traditionnelle, la nourriture industrielle et l’aliment santé,poursuit Patrick Denoux. Lorsqu’il est impossible d’associer les trois, certains se réfugient dans un seul système de valeurs et notamment l’alimentation santé. »

Le corps, dernier rempart à la mondialisation

À l’ère de la mondialisation, le corps humain serait l’un des derniers bastions « où l’on peut exercer la révolution et reprendre le contrôle », estime, quant à elle, Nathalie Damery. Et de rappeler que la pratique du « sans » est en réalité vieille comme le monde : « il a toujours fallu purger le corps par des saignées, puis des drainages, puis des cures détox et aujourd’hui, par le vide via la méditation ou l’aliment brut, simple… C’est un phénomène très résilient que de manger « sans », comme le fait de réapprendre à cuisiner les légumes. »

Mais le contenu de l’assiette peut tourner à l’obsession. Les spécialistes parlent alors d’orthorexie, du grec orthos, « droit », et orexis, « appétit ». Obsédées par la nourriture saine, ces personnes passent des heures à penser à leur alimentation, éplucher les sites décrivant la composition et les effets de tel ou tel aliment, s’assurer qu’il ne contient aucun composantnocif…Plus qu’une phobie ou une hypocondrie, des experts voient dans cette obsession le souci croissant de soi.

Au-delà de la souffrance qu’elle peut engendrer, l’orthorexie serait un mode de singularisation, par le fait d’afficher une restriction délibérée ainsi « qu’une grande perspicacité dont l’orthorexique sait faire preuve vis-à-vis des aliments, » précise Patrick Denoux. Dans ce sillage, manger « sans » permet d’être identifié, au même titre que « je suis allergique », « je suis de cette sexualité », etc. « Nous avons besoin des totems qui servent de signes de ralliement, explique Nathalie Demery.

Ainsi, le « manger sans » devient un totem pour soi et pour les autres,face au nouveau tabou qu’est l’alimentation industrielle. » Reste que le « sans » peut être vu comme un problème de riches, ou du moins de ceux dont le “capital culturel” leur permet de faire des arbitrages e faveur d’une alimentation qu’ils estiment saine.